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J’ignore ce qui se passait dans l’esprit des koloss – quels souvenirs ils conservaient, quelles émotions humaines ils éprouvaient encore. Je sais en revanche quelle chance inouïe représenta notre découverte de l’une de ces créatures, qui se faisait appeler Humain. Sans ses efforts désespérés pour retrouver son humanité, nous n’aurions jamais compris le lien entre les koloss, l’hémalurgie et les Inquisiteurs.
Bien entendu, il avait un autre rôle à jouer. Pas très grand, je vous l’accorde, mais important néanmoins, tout bien considéré.
Urteau avait connu des jours meilleurs.
Ce n’est rien de dire que Vin a bien fait son travail ici, songea TenSoon tandis qu’il traversait la ville à pas feutrés, choqué par l’étendue des dégâts. Environ deux ans plus tôt – avant qu’on l’envoie espionner Vin –, il avait été le kandra de Straff Venture et était souvent venu à Urteau. Bien qu’elle n’ait jamais égalé la majesté aristocratique ou la pauvreté croissante de Luthadel, ç’avait été une belle ville qui méritait nettement d’être le siège d’une Grande Maison.
À présent, un bon tiers de la ville ne se composait plus que de ruines calcinées. Les bâtiments qui n’avaient pas entièrement brûlé étaient soit abandonnés, soit surpeuplés – une étrange combinaison, du point de vue de TenSoon. Apparemment, les maisons des nobles étaient délaissées alors que les bâtiments skaa étaient surpeuplés.
Plus frappants encore étaient les canaux. Sans qu’il sache bien comment, ils étaient de nouveau remplis. Assis sur son arrière-train, TenSoon regardait des bateaux de fortune se frayer de temps en temps un chemin à travers les canaux, déplaçant la patine de cendre qui recouvrait l’eau. Çà et là, détritus et débris bouchaient les voies navigables, mais elles étaient praticables à peu près partout ailleurs.
Il se leva, secouant sa tête canine, et reprit son chemin. Il avait caché le sac contenant les os de Kelsier à l’extérieur, car il ne voulait pas attirer l’attention en portant un sac sur son dos.
Quel but y avait-il eu de brûler la ville, puis de rétablir les canaux ? Il devrait sans doute attendre pour trouver la réponse. Il n’avait vu aucune armée camper dehors ; si Vin était venue ici, elle avait dû repartir. L’objectif de TenSoon consistait à présent à découvrir ce qui tenait lieu de gouvernement dans les vestiges de la ville puis à reprendre la route en quête du Héros des Siècles.
Tout en marchant, il entendait les gens parler – raconter comment ils avaient réussi à survivre aux incendies qui avaient emporté une grande partie de la ville. Ils paraissaient plutôt joyeux. Il percevait aussi du désespoir, mais il semblait y avoir un degré démesuré de bonheur. Ce n’était pas là une cité dont le peuple avait été conquis.
Ils ont le sentiment d’avoir vaincu le feu, se dit TenSoon tandis qu’il empruntait une rue plus peuplée. Ils ne voient pas la perte d’un tiers de la ville comme une catastrophe – ils voient le fait d’en avoir sauvé deux tiers comme un miracle.
Il suivit la circulation en direction du centre-ville, où il trouva enfin les soldats qu’il espérait. C’était sans aucun doute ceux d’Elend, dont l’uniforme arborait le blason à la lance et au parchemin. Ils défendaient toutefois un lieu inattendu : un bâtiment du Ministère.
TenSoon s’assit sur son arrière-train et inclina la tête. Le bâtiment était de toute évidence un centre d’opérations. Les gens entraient et sortaient sous le regard attentif des soldats. S’il voulait des réponses, il allait devoir entrer. Il envisagea brièvement de retourner chercher les os de Kelsier hors de la ville, mais rejeta cette idée. Il ne savait pas trop s’il voulait devoir affronter les conséquences d’une nouvelle apparition du Survivant. Il existait un autre moyen d’entrer – tout aussi dérangeant, mais moins choquant sur un plan théologique.
Il s’approcha à pas feutrés de l’avant du bâtiment et gravit les marches, s’attirant quelques regards surpris. Tandis qu’il approchait des portes d’entrée, l’un des gardes se mit à crier tout en agitant le bout de sa lance dans sa direction.
— Hé là ! dit l’homme. Ce n’est pas un endroit pour un chien. À qui appartient-il ?
TenSoon se rassit sur son arrière-train.
— Je n’appartiens à aucun homme, répondit-il.
Le garde stupéfait sursauta, et TenSoon éprouva un certain plaisir pervers. Il se réprimanda aussitôt. C’était la fin du monde et il se mettait à effrayer le premier soldat venu. Malgré tout, c’était là un avantage au port d’un corps de chien qu’il n’avait jamais envisagé.
— Qu…, commença le soldat en regardant autour de lui pour s’assurer qu’il n’était pas victime d’une plaisanterie.
— J’ai dit, répéta TenSoon, que je n’appartenais à aucun homme. Je suis mon propre maître.
C’était un étrange concept – dont le garde ne pourrait certainement jamais appréhender l’impact. TenSoon, un kandra, se trouvait hors de la Patrie sans Contrat. Pour autant qu’il le sache, il était le premier de son peuple à faire une telle chose en sept cents ans. Ce qu’il trouvait étrangement… satisfaisant.
Plusieurs personnes le regardaient à présent. D’autres gardes s’étaient approchés et se tournaient vers leur camarade en quête d’explications.
TenSoon décida de courir le risque.
— Je viens de la part de l’empereur Venture, déclara-t-il. Je porte un message pour vos dirigeants.
À la grande satisfaction de TenSoon, plusieurs autres gardes sursautèrent. Le premier, cependant – qui s’y connaissait désormais pour ce qui était de parler aux chiens –, leva un doigt hésitant pour montrer le bâtiment.
— Là-dedans.
— Je vous remercie, répondit TenSoon, qui se leva et traversa une foule à présent silencieuse pour pénétrer dans les bureaux du bâtiment.
Il entendit derrière son dos des commentaires sur une « ruse » et un « animal bien dressé » et remarqua plusieurs gardes qui le dépassaient en courant, l’expression urgente. Il se fraya un chemin à travers des groupes et des files de gens, qui ignoraient tous l’étrange événement qui se déroulait à l’entrée du bâtiment. Tout au bout des files, TenSoon découvrit…
Brise. L’Apaiseur était assis sur un siège évoquant un trône, une coupe de vin à la main, l’air très satisfait de lui-même tandis qu’il réglait des conflits et rédigeait des proclamations. Il avait pratiquement la même allure qu’à l’époque où TenSoon était le serviteur de Vin. L’un des gardes se tenait debout près de lui et lui murmurait à l’oreille. Tous deux regardèrent TenSoon s’approcher à pas feutrés de l’avant de la queue. Le garde pâlit légèrement, mais Brise se contenta de se pencher, un sourire aux lèvres.
— Alors, dit-il en tapotant légèrement le sol de marbre à l’aide de sa canne. Vous avez toujours été un kandra, ou vous avez mangé les os du chien de Vin récemment ?
TenSoon s’assit.
— J’ai toujours été un kandra.
Brise hocha la tête.
— Je savais qu’il y avait quelque chose de curieux chez vous – vous vous comportiez trop bien pour un chien-loup. (Il sourit et but une gorgée de vin.) Lord Renoux, je présume ? Ça fait longtemps.
— Ce n’était pas moi, en réalité, répondit TenSoon. Je suis un autre kandra. C’est… compliqué.
Cette réponse laissa Brise songeur. Il mesura TenSoon du regard, et le kandra éprouva un moment de panique. Brise était un Apaiseur – et comme tous les Apaiseurs, il avait le pouvoir de prendre le contrôle du corps de TenSoon. Le Secret.
Non, se dit TenSoon avec insistance. Les allomanciens sont bien plus faibles aujourd’hui qu’ils ne l’étaient autrefois. Ils ne peuvent contrôler les kandra qu’à l’aide de duralumin, et Brise n’est qu’un Brumant – il ne peut pas en brûler.
— On boit pendant le service, Brise ? demanda TenSoon en haussant un sourcil canin.
— Bien sûr, dit Brise en levant sa coupe. À quoi bon être le chef si on ne peut pas imposer ses propres conditions de travail ?
TenSoon ricana. Il n’avait jamais vraiment apprécié Brise – mais c’était peut-être en raison de son préjugé contre les Apaiseurs. Ou bien de son préjugé contre tous les humains. Malgré tout, il n’était guère d’humeur à faire la conversation.
— Où est Vin ? demanda-t-il.
Brise fronça les sourcils.
— Je croyais que vous m’apportiez un message d’elle ?
— J’ai menti aux gardes, répondit TenSoon. En réalité, je suis ici à sa recherche. J’apporte des nouvelles qu’elle doit entendre – au sujet des brumes et des cendres.
— Eh bien dans ce cas, mon cher ami… hum… je devrais sans doute vous appeler mon cher cabot. Enfin bref, retirons-nous ; vous pourrez parler à Sazed. Il est bien plus utile que moi concernant ces choses-là.
— … et alors que Spectre avait à peine survécu à l’épreuve, expliqua le Terrisien, j’ai jugé préférable de laisser lord Brise prendre les commandes. Nous nous sommes établis dans un autre bâtiment du Ministère – qui semblait équipé d’un centre bureaucratique – et nous avons demandé à Brise de commencer à écouter les suppliques. Il est plus doué que moi pour traiter avec les gens, je crois, et il semble apprécier de s’occuper des soucis quotidiens des citoyens.
Le Terrisien était assis dans son fauteuil, un dossier ouvert devant lui sur le bureau, une pile de notes à côté. TenSoon le trouvait changé pour des raisons qu’il ne parvenait pas à définir. Le Gardien portait la même robe, ainsi que les mêmes brassards ferrochimiques aux bras. Cependant, il manquait quelque chose.
Ce qui était toutefois, pour TenSoon, le cadet de ses soucis.
— Fadrex ? demanda le kandra, qui occupait son propre fauteuil.
Ils se trouvaient dans l’une des petites pièces du bâtiment du Ministère – qui avait été autrefois un dortoir d’obligateurs. Elle ne contenait désormais qu’un bureau et des fauteuils, et les murs et le sol étaient aussi austères qu’on pouvait l’attendre de la part du Ministère.
Sazed hocha la tête.
— L’empereur et Vin espéraient y trouver une autre de ces grottes d’entreposage.
TenSoon s’affaissa. Fadrex était à l’autre bout de l’empire. Même avec la Bénédiction de Puissance, il lui faudrait des semaines pour arriver jusque-là. Une très longue course l’attendait.
— Puis-je vous demander quel genre d’affaire vous souhaitez traiter avec lady Vin, kandra ? l’interrogea Sazed.
TenSoon hésita. C’était très curieux, d’une certaine façon, de parler si ouvertement avec Brise et maintenant Sazed. Des hommes que TenSoon avait observés des mois alors qu’il jouait le rôle d’un chien. Ils ne l’avaient jamais connu, mais lui avait le sentiment de les connaître.
Il savait par exemple que Sazed était dangereux. Le Terrisien était un Gardien – un groupe que TenSoon et ses frères et sœurs avaient appris à éviter. Les Gardiens cherchaient constamment à vous arracher rumeurs, légendes et récits. Les kandra possédaient de nombreux secrets ; si les Gardiens devaient jamais découvrir la richesse de leur culture, ça pourrait être un désastre. Ils voudraient l’étudier, poser des questions et consigner leurs découvertes.
TenSoon ouvrit la bouche pour répondre « Rien ». Mais il s’arrêta. N’avait-il pas envie que quelqu’un lui apporte une aide vis-à-vis de la culture kandra ? Quelqu’un qui s’intéressait aux religions et qui connaissait – peut-être – beaucoup de choses sur la théologie ? Qui connaissait les légendes du Héros des Siècles ? De tous les membres de la bande, Vin exceptée, c’était Sazed que TenSoon tenait en la plus haute estime.
— C’est lié au Héros des Siècles, répondit prudemment TenSoon. Et à l’imminence de la fin du monde.
— Ah, répondit Sazed en se levant. Très bien dans ce cas. Je vais vous fournir les provisions dont vous aurez besoin. Allez-vous prendre la route immédiatement ? Ou vous reposer ici quelque temps ?
Quoi ? se demanda TenSoon. Sazed n’avait même pas cillé lorsqu’il avait parlé de questions religieuses. Ça ne lui ressemblait pas du tout.
Mais Sazed continuait à parler comme si TenSoon ne venait pas de faire allusion à l’un des plus grands secrets religieux de leur époque.
Je ne comprendrai jamais les humains, se dit-il en secouant la tête.